dans mon congélateur

Dans le congélateur, un petit sac de lait congelé que j’avais oublié.
Il devait être caché derrière un sac de petits pois quand j’ai rangé tous les autres contenants de lait maternel dans une glacière qu’un ami de P. a apporté à Montréal pour une maman qui en avait besoin. Depuis, j’oublie le petit sac, puis je le redécouvre. Parfois c’est un moment sans émotion, je le laisse de côté pour pouvoir trouver ce que je cherche.

Parfois la vue du petit sac me rappelle la détresse qui teinte ce lait que je ne veux pas jeter. La détresse de me réveiller au milieu de la nuit pour exprimer du lait et n’entendre que le silence, ne sentir que l’absence immense.

Quand j’étais enceinte, j’avais peur de l’allaitement. Je voulais allaiter pour plein de raisons qui me semblaient importantes – santé du bébé, attachement, simplicité, économie – mais j’avais de la difficulté à m’imaginer apprécier l’allaitement. J’avais entendu des anecdotes qui étaient probablement des histoires de triomphe contre l’adversité pour celles qui les racontaient mais qui m’avaient plutôt semblé être des histoires d’horreur. Je me rappelle avoir dit à la sage-femme qui me suivait que j’allais essayer d’allaiter mais que je n’étais pas prête à faire face à tous les obstacles pour y parvenir. Qui sait ce que j’aurais fais si j’avais finalement eu à faire face à un allaitement difficile?

allaitement_FotorJ’ai eu le privilège immense de pouvoir allaiter Paul facilement. J’ai eu un accouchement difficile, Paul et moi avons été séparés pendant plus de trois heures après sa naissance, des heures que j’ai passées à tenter de gérer ma peur de ne pas pouvoir établir avec lui la connexion dont je rêvais. J’avais tellement imaginé notre première rencontre, calme et belle, je me sentais volée de ces instants. Quand j’ai enfin pu prendre Paul dans mes bras, j’étais tellement heureuse. Épuisée mais comblée. Et soulagée qu’il se mette à téter comme s’il avait des mois de pratique. À l’hôpital, face à une infirmière qui me suggérait de complémenter mon lait avec une préparation pour nourrisson, même si la fatigue m’abrutissait, j’ai trouvé l’énergie de résister pour maintenir un allaitement exclusif. Une deuxième petite victoire.

Alors que j’avais envisagé l’allaitement comme une tâche que j’accomplirais principalement par souci d’en offrir les bénéfices à mon bébé, c’est devenu une occasion privilégiée de le rencontrer, un moment d’intimité pour « compenser » ses premiers instants si impersonnels et médicalisés. Je me suis imaginée l’allaiter longtemps, et avec bonheur. En réussissant à allaiter, je faisais la paix avec ce corps qui m’avait donné tant de fil à retordre en cours de grossesse puis à l’accouchement. Enfin, j’avais l’impression que tout s’alignait. Mon bébé était là, en santé, et je réussissais à lui offrir ce dont il avait besoin, supportée par son papa qui répondait à mes moindres besoins pendant que j’étais mobilisée par l’allaitement. Chaque chose à sa place, brièvement.

Penser à l’allaitement me replonge invariablement aussi dans les derniers instants avant que notre monde ne s’effondre. J’avais tellement confiance alors. Paul pleurait, je l’ai mis au sein en le laissant dans l’écharpe de portage que j’avais desserrée. Je veux faire face à cette décision que j’ai prise, à la façon dont ce sont déroulés ces moments. Mais j’ai la nausée à y repenser. Je voulais tellement bien faire. Je veux faire face à la réalité, aussi laide et triste qu’elle soit. Paul a commencé à téter. Pour la dernière fois. Je n’arrive pas à trouver les mots qui décriraient adéquatement la suite…

L’ambulance, l’urgence, le transfert vers les soins intensifs. La journée qui avance, porteuse de mauvaises nouvelles. La peine qui remplit tout l’espace, qui m’étouffe, qui me donne l’impression d’avoir sombré dans une mare de pétrole. Les mouvements se font au ralenti, la respiration difficile, les sons distordus. Puis mes seins me rappellent à la réalité. Mon bébé ne peut pas les vider mais ils se remplissent quand même. C’est le début d’une relation intime avec le tire-lait, des réveils douloureux mais silencieux, des derniers jours de Paul, tragiques et surréalistes, entrecoupés de haltes-lait on ne peut plus concrètes.

C’est la fin de la semaine mondiale de l’allaitement (l’une d’elles en tout cas). Je voudrais pouvoir en profiter avec Paul, je voudrais connaître le bonheur de l’allaiter encore. Pour tout de suite, j’essaie de faire la paix dans mon esprit avec cette pratique qui provoque en moi tellement d’émotions intensément contradictoires. Je garde encore le petit sac de lait congelé, à moitié volontairement.

16 réflexions au sujet de « dans mon congélateur »

  1. Ouffff tellement un beau témoignage… J’aime particulièrement la phrase qui dit « je faisais la paix avec ce corps qui m’avait donné tant de fil à retordre en cours de grossesse puis à l’accouchement »… En ensuite la fin est tellement triste… À vous lire, on sent bien que vous avez fait au mieux pour Paul. J’aimerais tellement pouvoir vous libérer de ce sentiment de culpabilité qui semble vous ronger… Gros câlin

  2. Je suis bouleversée. La vie peut être si cruelle. Pendant que je suis là, à chialer que mon fils ne fait pas encore ses nuits…..je me lève, je le caresse, je lui donne le sein s’il le réclame…… et vous, vous vivez ces moments seule, sans ce petit homme qui avait deja tout changé votre existence. Bravo pour tout ce courage. Merci pour le temoignage qui me fait realiser l’infinie chance que jai. Et surtout, continuez a en parler, pour vous et pour les autres qui vivent le deuil de leur trésor.

  3. Je suis tellement désolée de lire ce texte et je trouve que tu t’exprimes avec beaucoup de courage, d’émotion et d’humanisme. Merci de partager tes réflexions avec l’Internet. Merci surtout de parler du deuil périnatale. C’est difficile pour moi de ne pas pleurer au travail depuis que j’ai lu votre article, votre blogue et l’histoire de Paul.

    Avec beaucoup d’amour, Josiane.

    • Merci tellement Josiane. C’est très apprécié.
      (et désolée pour les larmes que j’ai pu provoquer. C’est pas toujours le bon endroit et le bon moment…)

  4. It has taken me some time to digest this post, as it hits so close for me. Breastfeeding has to be one of the most beautiful aspects of early motherhood. I loved this time with C.T. – it was worth carting my pumping equipment on the train to work, to keep my production level high enough. When I was pregnant with Zachary, I couldn’t wait to nurse him, to nurse him exclusively because I had left my job to stay at home with the boys. When he was born prematurely, I surrendered my expectations completely to the breast pump (of course!) to help him grow and get stronger. In just a couple of weeks (had he not acquired sepsis) I would have been nursing him. Instead, he was fed only 8 bottles of my breastmilk during the time that he was healthy, and there were 80+ bottles designated for him in the NICU freezer on the day he died. Like you, I pumped throughout Zachary’s illness, even when we resigned to remove his life support. It was like torture when he could no longer digest it, and then even more tortuous when he was dead and I was weaning down…, pumping for no one. And, it reminded me of the days after B.W. died when my milk came in and I had to totally extinguish it before even getting started.

    I’m sorry that thinking about breastfeeding Paul triggers such inner turmoil. I despise it for you, that something so natural for mother and child, is now tied up in those last moments before life changed forever. All of these smaller cruelties (in comparison to the actual loss of our child’s life) add up to quite a hefty load. All of it seems wrong, wrong, wrong.

    • It is so wrong. Paul only received a few millilitres of my milk when he was in the ICU, and yet i felt so relieved at first, when the doctor told me they would give it to him through the nasogastric tube. For an hour or two, i held onto that to convince myself it was the first step towards going back to normal. And then the illusion of ever going back to normal faded away — unbelievably painful. As you know too well.

      I am sorry we share these complicated and contradictory feelings toward breastfeeding. I am so sorry.

  5. That is a lovely photo – his sweet hands; happy baby. Thinking of you pumping alone at night is heart wrenching. It is very different but I remember my milk coming in and marvelling that my body could have been so unsafe for her that it killed her (so I felt) but also so perfectly perfect for her that it made itself so ready for her. This post made me cry and think and I would like to say more but I am not finding the right words. Sending love.

  6. Thanks for sharing. I’m so very sorry for your loss. The little bag of milk must be a sweet and painful reminder at once. I remember being so proud of my body when my milk came in – even though it was pointless, my girls were already gone (through what I felt was my body failing them). And still it was bittersweet when the milk dried up. Thinking of you and your precious son.

  7. marchisfordaffodils and conceptionallychallenged, thank you.
    It is crazy how intensely the pain can anchor itself in our bodies. And the milk coming it or continuing to flow after the death of a baby is both the worst reminder of their absence and a wonderful confirmation of ourselves as mothers (or so i found at least).

  8. De vous lire (ainsi que les commentaires) m’as tiré les larmes. Moi aussi j’ai du faire le deuil de mon accouchement avec sage-femme, avec tout les rituels et le respect de la vie qui vient avec, pour aller en césarienne pas d’urgence mais qui commençait à presser disons, avec un 2 h de séparation d avec mon petit, les craintes de rester paralysé car je narrive plus à bouger les orteils etc etc. Déjà ça peut de gens peuvent comprendre le sentiment d’avoir raté son accouchement, de s’être fait dérobé le moment le plus important de sa vie ( du moins le 1 er!). J’ai eu comme réflexe de me dire Ouin ben l allaitement tu vas réussir à le faire ta le controle la dessus et tu auras beaux avoir des gercures et des crevasses digne du grand canyon, tu vas l allaiter c’est ta décision et ton moment avec ton bébé personne va te voler ca. J’ai eu des blessures, l infection, la tetrelle, le coupage du frein de la langue de mon petit..mais jallaitait. Mon petit cessait de pleurer et souriait à la vue des mes seins. Moi j’étais vidé exténué, j’ai pas l impression d en avoir tant profiter vu que c’était difficile.Mais j’étais fière, je servais a quelque chose, mon corps nourrissait mon fils. Puis j’ai voulu que papa aide, pour me reposer. Le biberon est arrivé et Antoine l’a adoré. Débit plus rapide, grande quantité à volonté de lait, il a décider que mes seins ne le faisais plus du tout sourrire, mais au contraire il hurlait d’horreur comme si je lui faisait du mal. J’étais à 5 mois dallaitement. J’ai du faire mon deuil à mi chemin de mon objectif de 9mois à un an. Parce que mon petit en a décidé ainsi. Antoine ne fait pas ses nuits encore à l aube de ses 6 mois et comme j’ai lu dans certains commentaires on peut souvent facilement sombrer dans des pensées négative et sacrer dans nos têtes en ce disant non mais il va tu dormir un jour! Mais quand tu lis un histoire comme la tienne, ouf. On réalise. Nous avons souvent eu à vivre de petit deuil vis à vis la maternité et nous en vivrons sûrement plein d’autre ( manquer un moment important comme les premiers pas où son premier mot, l’entendre appeller par erreur maman une gardienne etc). Mais quand ton ange s envole, le deuil lui reste figé là. Yen aura plus des petits deuils. Que ton gros deuil au goût amer. Ouf, juste d’y penser je ne sais pas où je puiserais la force d avancer. A vous toutes mamans endeuillées, nous ne pourront jamais saisir l’immensité de ce chagrin tant il est infini,mais sachez que j’ai un immense respect pour vous, votre force et votre résilience.

    • Merci pour ton commentaire et ton témoignage. J’espère que tu auras tout de même des bons souvenirs liés à l’allaitement. C’est tellement pas évident que tout se passe comme on le souhaiterait.

      De mon côté, en effet, l’énorme deuil de Paul a pris le dessus sur les petits deuils, les deuils plus « normaux ». Par moment le grand fait disparaître les petits. Mais parfois, j’ai aussi besoin de vivre la peine liée aux autres pertes (celle de l’accouchement souhaité, notamment). C’est pas toujours évident à justifier mais ça me paraît nécessaire.

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